«Nous sommes dans un contexte de guerre aux migrants»
«Nous sommes dans un contexte de guerre aux migrants»
Entretien avec Emmanuel Blanchard [1], réalisé par la revue Les
invisibles, 5 novembre 2006.http://lesinvisibles.net/spip.php?article15
Q : L’Europe a de plus en plus tendance à sous-traiter la
surveillance de ses frontières extérieures... À partir de quand
assiste-t-on à ce phénomène dit d’externalisation ?
Une précision : lorsqu’on parle de l’Europe, il faut bien voir que la
politique en matière d’immigration est surtout intergouvernementale,
c’est-à-dire qu’elle est décidée par les gouvernements des pays
membres. Il faut rappeler aussi que c’est parfois bien pire dans
d’autres régions du monde. Les Etats-Unis, par exemple, s’apprêtent à
construire un mur de plusieurs milliers de kilomètres sur leur
frontière mexicaine.
Cela dit, d’une certaine manière, ce recul des frontières est
consubstantiel à la construction européenne. Dès le Traité de
Maastricht, il était clair que la libre circulation à l’intérieur de
l’espace européen serait liée à une surveillance accrue des
frontières extérieures.
Cette externalisation se fait avec des Etats, mais aussi avec des
entreprises privées. Par exemple, une directive européenne prévoit la
sanction des compagnies aériennes qui n’effectueraient pas les
contrôles nécessaires. Ce qui pose des problèmes évidents : la
Convention de Genève permet aux demandeurs d’asile de voyager sans
papiers... mais aujourd’hui, qui peut prendre l’avion sans papiers ?
Car le vrai problème aujourd’hui c’est l’absence de droit à circuler.
De plus en plus systématiquement, les réfugiés sont cantonnés au plus
près de l’État qu’ils fuient. Aujourd’hui la plupart d’entre eux se
trouve dans les pays du sud comme le Pakistan ou la Tanzanie, très
loin des pays d’accueil.
Cette procédure n’est pas forcément négative, mais la généraliser
c’est empêcher le droit à la libre circulation, c’est surtout se
décharger de ses responsabilités.
L’externalisation consiste à reporter la charge de la surveillance
des frontières sur différents acteurs, qu’il s’agisse d’entreprises
privées, de pays de transit ou des pays d’origine, auxquels on
demande d’enfermer leurs propres ressortissants. C’est ainsi qu’on
peut parler aujourd’hui au Maroc d’émigration illégale, durement
sanctionnée par la loi [2]. La situation est à peu près la même en
Roumanie, et des négociations sont en cours avec le Sénégal.
Rappelons que l’article 13 de la déclaration universelle des droits
de l’Homme dit que « Toute personne a le droit de quitter tout pays,
y compris le sien, et de revenir dans son pays. »
Q : Le terme d’externalisation est emprunté au vocabulaire de
l’entreprise...
Le mot a été choisi à dessein par la communauté des chercheurs et des
militants. Il vise à montrer la réalité d’une politique, un peu comme
lorsque nous avions décidé de désigner Sangatte comme ce qu’il
était : un "camp". Il est important de mettre des mots sur une
politique. Ce qui est présenté comme une politique de coopération, de
partage des responsabilités n’est en fait qu’un mécanisme de sous-
traitance, qui vise à masquer les responsabilités. Avec pour
conséquence de rendre les recours juridiques plus difficiles : par
exemple, qui est responsable des morts de Ceuta et Melilla ? Le
Maroc ? L’Espagne ? L’Europe ? Une autre conséquence, c’est
l’abaissement du niveau des droits, car certains Etats à qui l’on
sous-traite la question migratoire ne sont pas signataires des mêmes
instruments internationaux que nous.
Q : Quelles sont les stratégies à adopter pour lutter contre cette
dilution des responsabilités ?
La première conséquence de ce processus sur le monde militant a
d’abord été une destabilisation. Il a fallu se réorganiser sur des
échelles qui sont celles où se joue la politique actuelle. C’est la
raison d’être du réseau Migreurop. La société civile est en train de
passer à cette échelle supérieure.
Nous ne sommes pas partisans du grand soir. Nous sommes dans une
phase de recul telle qu’il suffirait que les instruments existants
soient appliqués pour que la situation s’améliore. Rappelons quand
même que le fait de tirer au fusil sur quelqu’un pour la simple
raison qu’il cherche à passer une frontière est tout simplement
illégal au regard du droit international. Suite aux événements de
Ceuta et Melilla, des pools de juristes sont en voie de constitution
au Maroc, qui vont s’attacher à déposer des plaintes recevables.
Q : Peut-on chiffrer le coût en vies humaines de cette politique ?
C’est difficile. Nous sommes dans un contexte de guerre aux migrants,
et comme dans tout conflit, il est délicat de compter les morts. Un
seul exemple : un an après, on n’a toujours pas l’identité des
migrants morts à Ceuta et Melilla. C’est dire si l’on bafoue ainsi
leur humanité même.
On sait grâce à des ONG vigilantes que les morts se comptent par
milliers aux portes de l’Europe, et qu’il y a une accélération très
nette dûe à la militarisation des frontières, qui entraîne un
allongement des trajets. Aujourd’hui, il n’est pas rare que des
migrants prennent le bateau depuis le Sénégal jusqu’aux Canaries. Un
autre exemple, peut-être moins connu : celui de Mayotte, une île de
l’archipel des Comores qui est une collectivité départementale
française. Depuis 1993, les Comoriens doivent disposer d’un visa pour
se rendre à Mayotte. Et depuis l’installation de radars côtiers, les
Comoriens cherchent à contourner ce système de surveillance, et
prennent de plus en plus de risques. Cette situation a déjà provoqué
des dizaines de morts. C’est le même phénomène à Gibraltar : là
aussi, depuis l’installation de radars, les migrants allongent leurs
trajets, au risque de faire naufrage.
Une autre conséquence inévitable de la militarisation des frontières,
c’est le passage des migrants sous la coupe de réseaux mafieux. Plus
le trajet à parcourir est long et dangereux, plus on a affaire à des
intermédiaires.
Notes
[1] Emmanuel Blanchard enseigne les sciences économiques et sociales.
Il est membre du Gisti et du réseau Migreurop.
[2] La loi marocaine prévoit jusqu’à 20 ans de prison pour quiconque
quitte ou aide à quitter « le territoire marocain d’une façon
clandestine ».